Nous nous sommes déjà copieusement épanché sur la saint-simonienne, figure utilisée régulièrement comme finale du quadrille français. Le présent article relate ce que l’on sait d’une autre figure, « l’été », qui est fixée depuis le tout début du XIXe siècle comme 2ème figure du quadrille.
1. les explications du XIXème siècle
Plusieurs personnes se sont déjà attachées à donner l’origine du quadrille, fruit de leur recherche et de ce que la mémoire collective a retenu. Parmi elles, certaines ont raconté des histoires qui ressemblaient déjà beaucoup à des « légendes urbaines » alors même que la figure n’avait encore que quelques décennies. Autant dire que prétendre trouver la vérité vraie en 2020 est d’une horrible prétention alors qu’elle semblait déjà très floue pour les auteurs du XIXe siècle !
En 1895, dans son « dictionnaire de la danse », Desrat attribue la création de l’ « été » à « Vincent » vers 1786, Vincent le « coryphée de l’opéra, répétiteur de Marie Taglioni », conducteur des bals de la Cour. Comme Desrat affirme des choses très étranges pour le quadrille en général (notamment que la figure du pantalon tire son nom du fait que Vincent venait en pantalon aux bals de la Cour de Louis-Philippe en 1830, ce qui est tout à fait anachronique vu la date de création du quadrille [1]), nous préférons nous référer aux sources plus anciennes censées être plus proches de la création du quadrille, et donc plus correctes.
En 1839, le musicographe, critique musical et compositeur Castil-Blaze fait quelques commentaires sur le quadrille français dans l’article « Le piano, septième article » qui paraît dans la "IIIe série de la Revue de Paris, tome douzième" [2]. Il y est assez prolixe sur l’origine des figures. Au sujet de l’ « été », il affirme que l’origine se trouve dans une contredanse fameuse de 1802 qui s’intitulait « le pas d’été » et dont les pas virtuoses n’étaient accessibles qu’à quelques danseurs émérites, après une sérieuse formation à la danse (qu’on compterait en mois plutôt qu’en jour tant la performance est difficile). Nous trouvons ici cité ce que nous avons trouvé par ailleurs : la congruence de la contredanse « l’été » avec une danse de caractère appelée « le pas d’été ». L’été aurait servi de cadre où le pas d’été aurait pu être utilisé. Mais le lien entre les deux reste assez flou : nous y reviendrons dans un article futur et de ce fait nous n’approfondissons pas ici le sujet. Castil-Blaze lui-même conclut le passage sur l’été en disant que l’été n’a aucun rapport avec le pas d’été (ce qui est parfaitement contradictoire avec ce qu’il écrit avant !) Nous ne savons pas avec certitude s’il veut dire que la figure n’a rien à voir ou si c’est la façon de la danser en pas marchés qui a tellement affadi la figure qu’elle n’a plus aucun intérêt par rapport à l’originale. S’il avait voulu jeter la confusion sur l’origine de l’été, Castil-Blaze n’aurait pu mieux faire !
En 1834, un certain « Albert » (un pseudonyme pour Collinet ?) dans son traité « L'art de danser à la ville et à la cour » attribue également l’ « été » à Vincent pour la même année 1786, Vincent qu’il qualifie de « coryphée », comme le fait Desrat 60 ans plus tard [3]. De là à dire que Desrat a copié Albert (ou Collinet) sur toute la ligne, il n’y a qu’un pas ! Néanmoins il ne cite pas l’anecdote du pantalon : au matin de la Monarchie de Juillet où il écrit ces lignes, l’histoire ne pouvait sans doute qu’être invraisemblable…
A la lecture de ces sources du XIXe, on retient donc ceci : Vincent, 1786.
L’ennuyeux est que ceci ne correspond pas à ce que nous avons trouvé dans les archives du net !
2. les trouvailles dans les archives
Au contraire, les faits nous permettent d’emboîter le pas de Jean-Michel Guilcher qui affirme dans son monumental « La contredanse, un tournant dans l’histoire française de la danse » (nouveau titre de son « La contredanse et les renouvellements de la danse française » publié en 1969) que l’ « été » a été créé par « Julien » vers 1781 [4].
Nous pouvons néanmoins être légèrement plus précis : la contredanse est en effet citée en 1779 dans l’"Almanach Musical, volumes 5 à 6, de Charles-Joseph Mathon de la Cour et Pierre Joseph François Luneau de Bois Jermain », elle a été publiée par « Julien » en 1778 avec la contredanse "les deux Amis" [5].
Nous reproduisons ici les pages de la contredanse. On y trouve le dessin des figures (ou "plan"), la description de la danse en français et la partition (voir plus loin pour cette dernière). Un somme d’information plutôt généreuse qui est encore donnée à la fin du XVIIIe. Avec le XIXe, on perdra souvent l’habitude de dessiner les figures des contredanses, en France en tout cas.
Une autre chose que l’on va aussi modifier grandement au XIXe, ce sont les pas. En 1778, on voit toujours apparaître dans la description le reliquat des pas de la belle danse chère à Louis XIV : les danseurs sont en effet priés d’utiliser des rigaudons, des contretemps et des balancés. C’est en effet comme cela qu’on se déplace dans les contredanses de l’époque, sous ce qu’on n’appelle pas encore l’Ancien Régime, à la cour du Roi et de la Reine. Ces pas disparaîtront dans l’exécution des figures de contredanses au XIXe : après une période de quelques années où les danseurs redoubleront de prouesses pour les pas de danses (jusqu’à en dégoûter le commun des danseurs), ceux-ci seront remplacés par des pas marchés.
3. la figure
Au sujet de la figure de l’ « été » originel, on reconnaît bien le principe qui fait toujours son charme : après un avant-deux des 2 contre-partenaires de sexes opposés, ceux-ci doivent traverser le quadrille et faire des chassés face-à-face, et ce 2 fois pour retourner à leur place. Avant de retourner à leur place, ils prennent cependant le soin de faire un balancé avec le partenaire de sexe opposé qui se trouve à leur gauche sur l’arrête perpendiculaire du quadrille. C’est la seule différence de taille par rapport à l’été qui est dansé de nos jours.
On le voit la concordance avec l’été actuel est déjà quasi parfaite ! Mais peut-on encore faire mieux ? OUI ! Car la mélodie est identique !
4. la mélodie
Dans son traité de 1834, dans le cadre d’une publicité insistante pour les contredanses publiées par Collinet, Albert (Collinet ?) « [donne] à la fin [du] livre, le chant primitif de tous les airs dont on a conservé les figures. » Autrement dit, il donne la partition de l’été supposé originel (qui aura depuis 1778 été dansé sur une kyrielle de mélodies différentes). La partition est bien sûr éditée par Collinet.
Il nous est donc possible de comparer la mélodie de l’été 1778 avec l’été du traité de 1834. On voit rapidement qu’à part quelques modifications de rythme et de différences dans des notes de liaison, les mélodies sont identiques ! (Les parties identiques sont entourées par des rectangles de même couleur dans les 2 partitions.)
5. "Julien", le créateur
Il reste à savoir qui est « Julien », le génial créateur de cette contredanse dont la figure aura traversé les siècles.
Beaucoup identifient ce « Julien » à celui qui se fera appeler « Louis Julien Clarchies » vers 1790 alors qu’on l’affublera toujours communément du simple nom « Julien ». Il publiera des centaines de contredanses jusqu’à sa mort en 1815. Sa production sera tellement pléthorique qu’elle sera achetée à sa veuve et qu’elle continuera à être publiée après son décès. Ajoutons qu’il sera le violoniste et le chef d’orchestre le plus prisé de son époque et qu’il conduira bon nombre de bals de la Cour Impériale.
Le cercle « Généalogie et Histoire de la Caraïbe » collecte un maximum d’informations à propos de ce Julien [6], informations que nous résumons comme suit :
Il est esclave de Saint-Domingue (qui deviendra la République d’Haïti), mais ses aptitudes exceptionnelles pour le violon et l’alto lui ouvrent les portes des salles de concert et vraisemblablement des salles des meilleurs professeurs, à Saint-Domingue et en France, et ce avant même son affranchissement (autrement dit la libération de son état d’esclave) en 1785.
Néanmoins sa date de naissance du 22/12/1769 donnée par le « Dictionnaire historique des musiciens » [7] (identique à celle donnée par les archives de la BNF) nous pose problème. Même en supposant que nous avons affaire à un génie de la musique, il est peu probable qu’une contredanse de sa composition soit éditée alors qu’il n’a que 8 ou 9 ans. Même si nous rectifions la date de naissance en suivant les indications du « cercle Généalogie et Histoire de la Caraïbe » et en le faisant plutôt naître vers 1763 (nous avons d’autant moins de scrupules à le faire que l’origine de la date de 22/12/1769 est inconnue), l’âge de 14 ou 15 ans en 1778 nous fait encore douter !
Dans ces conditions, nous préférons (comme toujours) suivre Jean-Michel Guilcher qui évite soigneusement d’identifier le « Julien de l’été 1778 » à Louis Julien Clarchies.
Deux arguments supplémentaires nous confortent dans cette position :
1. Le « Dictionnaire historique des musiciens » de Al. Choron et F. Fayolle (édition 1810) [7] identifie au moins un autre musicien simplement nommé « Julien », engagé en 1770 au Théâtre Italien. Il se fait appeler « Julien l’aîné ». Le « Mercure de France » d’avril 1773 premier volume [8] précise que ce Julien l’aîné est (vraisemblablement avant son arrivée à Paris) premier violoncelle de la comédie de la Marine au port de Brest.
2. Argument plus tortueux : on sait que le musicien Collinet, virtuose du flageolet, celui même qui édite le traité d’« Albert » de 1834, a été recruté par Louis Julien Clarchies pour jouer dans son orchestre. Les deux hommes se sont donc connu ! Dans ces conditions, il est fort douteux que Collinet puisse laisser écrire à « Albert » dans son traité que la contredanse est de « Vincent » si la contredanse est effectivement de Louis-Julien Clarchies, qu’il a connu. A moins que Collinet soit particulièrement retors…
6. pendant ce temps en Angleterre...
Pour l’intervalle qui sépare 1778 de 1834, nous n’avons pas fait d’étude de l’évolution parce que ce serait un travail colossal ! Pour avoir une idée du succès de l’été, nous renvoyons le lecteur au livre de Jean-Michel Guilcher. Il compte des dizaines de contredanses qui ont utilisé la figure de l’été en l’habillant de mélodies diverses et variées et en la renommant de manière plus ou moins imaginative. Les contredanses reprenant la figure de l’été sont souvent « sous-titrées » par « été », signifiant par là que la danse était devenue un standard qu’on utilisait comme motif récurrent. C’est sans doute ce succès qui font que la contredanse a été adoptée comme l’une des figures du quadrille.
Nous nous contentons ici de pointer le travail remarquable des Britanniques de https://www.regencydances.org qui ont reconstitué bon nombre de danses dansées de leur côté de la Manche. Il est clair que les maîtres de danse français ont permis de diffuser de manière très intense les danses de la Grande-Bretagne vers la France et de la France vers la Grande-Bretagne. On en trouve la preuve sur le site de https://www.regencydances.org : deux danses « l’été » sont répertoriées parmi les danses dansées en Grande-Bretagne :
1. « l’été » du recueil « the VI, Twenty Four New Cotillions », année 1786, publié à Londres par John Longman et Francis Broderip
2. « l’été » dansé à un bal aux Assembly Rooms de Bristol en 1799 et relaté dans le « Bath Chronicle and Weekly Gazette » du 11/09/1890. Nous reproduisons ici les extraits du journal qui relatent le programme du bal.
(On notera assez cocassement que le journaliste s’y étonne des termes très hermétiques pour lui en 1890 de « moulinet », « rigadoon », « pas de basqui » et « en evant 4 » !)
Regencydances.org a dans les 2 cas reconstitué la contredanse sur une animation ! (les liens sont ici et ici)
À noter que la mélodie « l’été » qu’ils utilisent pour leur animation serait issue du « Werner's Book XVII for the Year 1784 » !
Nous n’avons malheureusement pas eu accès aux recueils de 1784 et 1786. Mais on notera quand même que les Anglais ont l’air d’avoir été beaucoup plus ordonnés et consciencieux dans l’indexation des danses, leur publication et leur publicité, même au XVIIIe siècle ! Les germaniques et les latins sans doute…
7. remerciements
Au terme de cet article, nous tenons à remercier particulièrement Mike Gilavert pour nous avoir initié à Collinet, nous avoir pointé le site britannique www.regencydances.org et les partitions du traité de 1834, et surtout pour nous avoir incité à ne pas nous reposer sur les acquis dans nos recherches.
Merci également à Bernadette Rossignol du cercle Généalogie et Histoire de la Caraïbe, à Marie-Christine Cintas au sujet de la date de naissance de son aïeul Louis Julien Clarchies et à Naïk Raviart pour nous avoir aidé à identifier ce qui était connu ou non au sujet de la formation du quadrille français.
8. dansons maintenant...
Petite vidéo commençant par l'été telle que dansé dans une version Premier Empire, bref quelque part entre 1778 et 1834, pendant une période dont on ne parle pas dans cet article, période où le raffinement des pas était de mise !
Démonstration finale de quadrille français Empire devant Napoléon et les conservateurs du musée Carnavalet. salon Bouvier.
Danseurs : Olivia Wély, Clémence Troesch-Varlet, Mike Gilavert, Adrien Chombart de Lauwe, Christine Degioanni, Céline Perron d'arc, Éric Burté et Alexandre Emard pour l'association Carnet de Bals.
Chorégraphie Yvonne Vart (Quadrille français / Révérences), Yves Guillard (maître à danser breveté, auteur de recherches ethnologiques en Sarthe, reconstituteur de danses de caractère) et Irène Feste (Fantaisies baroques), d'après les livrets du maître à danser Gourdoux Daux.
Musique Collinet.
9. références
[1] « Dictionnaire de la danse historique, théorique, pratique et bibliographique depuis l’origine de la danse jusqu’à nos jours » par G. Desrat, page 264, 1895
[2] « Revue de Paris Nouvelle Série, année 1839, tome douzième », article « le piano, septième article » par Castil-Blaze, page 186
[3] « L'art de danser à la ville et à la cour, ou Nouvelle méthode des vrais principes de la danse française et étrangère : manuel à l'usage des maîtres à danser, des mères de famille et maîtresses de pension » par Albert, 1834, page 65
[4] « La contredanse, un tournant dans l’histoire française de la danse » par Jean-Michel Guilcher, page 153 dans l'édition de 2003.
[5] « Almanach musical, tome V, 1779 » dans « Réimpression des éditions de Paris » par Minkoff reprints Genêve, page 1028
[6] article « JULIEN CLARCHIES, griffe de Curaçao, affranchi, violoniste et chef d’orchestre des bals de la cour impériale » sur le site du cercle Généalogie et Histoire de la Caraïbe https://www.ghcaraibe.org
[7] « Dictionnaire historique des musiciens », Al. Choron et F. Fayolle, tome premier, 1810
[8] « Mercure de France dédié au Roi par une société de gens de lettre », premier volume, page 190, avril 1773
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