On l'avoue volontiers, il y a dans ce titre d'article un parfum de nouveauté qui n'a pas tout à fait lieu d'être car nous avons déjà publié un "quadrille à chanter" de Musard : il s'agit des "Étudians de Paris". (L'article relatif à celui-ci peut toujours être lu ici.) Pour l'avoir testé avec d'autres danseurs, il est très difficile de NE PAS le danser en chantant quelques paroles de "Colas mon petit frère" sur le pantalon ou de "C'est la Mère Michel" ou "Au Grand Saint-Nicolas" pendant la saint-simonienne. Mais nous n'avions pas pu identifier les trois autres ritournelles censées avoir été utilisées pour composer le quadrille. Nous supposons qu'elles étaient tellement évidentes qu'il n'avait pas été jugé utile de les citer dans les partitions. Néanmoins, plus de 150 ans après, les reconnaître sur leur seule mélodie devenait une vraie gageure...
Dans cet article, nous continuons à illustrer ce que la chanson apporte à la danse en vous restituant 2 danses qui se sont inspirées des motifs de la chanson "Drinn Drinn Drinn", composée par Julien Nargeot et mise en paroles par Léon Gozlan en 1849. D'abord grâce à un quadrille de Philippe Musard, ensuite grâce à une polka d'Adolphe Lecarpentier (voir la fin de cet article pour écouter cette dernière !)
Pour le quadrille de Musard de 1849, les ritournelles utilisées pour composer chacune des figures sont mentionnées dans les partitions. Et il en est au moins une qui a eu un énorme succès : celle qui donne son nom au quadrille...
DRINN DRINN
La chanson "Drinn Drinn" (ou "Drinn Drinn Drinn" ou encore "le Sous-lieutenant") était dès le départ parfaitement taillée pour une saint-simonienne.
De plus, c'est sans doute la chanson sur laquelle nous avons le plus à dire. Si elle n'est pas parvenue jusqu'à nous, il s'en est fallu de peu puisqu'elle faisait encore partie du répertoire du Moulin-Rouge en 1912, soit plus de 60 ans après sa création. L'article du journal "L'artiste lyrique" du 3 février 1912 ne disait cependant pas comment les danseuses du célèbre cabaret parisien la dansaient. (cliquez sur les flèches pour faire défiler la "playlist" 1912 du Moulin-Rouge).
Une preuve du succès de cette chanson peut sans doute être retrouvée dans un article du "Ménéstrel", paru des décennies plus tôt : dans l'édition du 4 mars 1849, le journaliste ironise sur le succès galopant de la chanson, un succès inversément proportionnel à la complexité de la composition ! Comme quoi, qu'on soit en 1849 ou en 2023, on trouve les mêmes raisons de se plaindre des chansons répétitives qui deviennent des tubes ! (Attention, il faut lire l'extrait jusqu'au bout pour avoir la savoureuse chute de ce dialogue factice.)
L'autre soir, — ou plutôt l'autre jour, car il était deux heures du matin, — deux hommes sortaient d'un bal, et cheminaient ensemble. Tout à coup, un ouvrier attardé se mit à entonner dans la rue cet éternel drinn drinn.
— Cet air me porte sur les nerfs ! dit l'un des deux hommes à son compagnon de route.
— Il est pourtant bien joli, répondit l'autre. L'éditeur Brûlé est en train de gagner dix mille francs avec cette bagatelle.
— Je lui en fais mon compliment sincère, mais j'en rougis pour mon pays.
— Pourquoi cela ? Savez-vous que l'inventeur du drinn drinn a plus de mérite à mes yeux que Meyerbeer, Halévy e tutti quanti ?
— Oh comme vous y allez ! Si M. Nargeot vous entendait il saluerait jusqu'à terre, mais il rirait bien.
— Il aurait tort ; moi je préfère cette mélodie simple et franche à maintes cantilènes gourmées, empesées, collet-monté, de nos grands maîtres. Au moins ce drinn drinn se grave immédiatement dans toutes les mémoires. C'est ainsi qu'un motif devient populaire.
— Voilà le grand mot lâché !.. Populaire !.. Quand ils ont prononcé ce mot, ils ont tout dit, et ils ne savent pas seulement ce que ce mot, cette affreuse chose : air populaire, recèle d'ennuis et de catastrophes dans ses flancs !
— Vous détestez donc les airs faciles ?
— Je les abhorre ! Je les maudis !
— Et vous aimeriez mieux les mélodies d'opéra bien savantes, bien compliquées ?
— Oui, monsieur : au moins il faut se mettre quatre pour les retenir : vos fabricants de motifs populaires ne savent pas que de malédictions les attendent ici-bas. Qui dit populaire dit banal; ainsi ont commencé la valse de Robin des bois, la Grâce de Dieu, l'air de la polka, l'hymne des Girondins. Tous les salons se sont emparés de ces mélodies, tous nos vaudevillistes se sont rués sur elles ; du fond des théâtres elles ont inondé nos rues, nos carrefours, pour aller ensuite mourir ignominieusement au sein des orgues de barbarie!.. Aujourd'hui c'est le tour du drinn drinn. Au spectacle, en soirée, dans nos bals publics et privés, le soir, le matin, la nuit, le jour, dans la ville, dans les faubourgs, sans cesse et toujours, j'entends cet infâme drinn drinn ! J'en ai la fièvre, j'en ai des crises nerveuses ! Demain, après-demain peut-être, cet air que j'exècre, cette chose atroce, recevra l'humiliant baptême de l'orgue de Barbarie; alors je quitte mon pays et je pars pour la Californie !...
— Justice du ciel ! comme vous haïssez ce pauvre drinn drinn !
— Pardi ! c'est moi qui l'ai composé... (sic)
— Comment!., vous seriez?...
— Je suis M. Nargeot, chef d'orchestre du théâtre des Variétés.
Alors ? Quelles sont les qualités de ce Drinn Drinn ?
Nous allons vous laisser en juger par vous-même. Nous, on est assez admiratifs du tour de force du parolier Léon Gozlan qui réussit à raconter une histoire de A à Z en trois couplets !
Quant à la finesse de cette histoire : laissez votre pruderie au vestiaire ! Danseurs guindés s'abstenir ! En effet, Drinn Drinn c'est l'histoire d'un cocu trompé par sa femme au Bois de Boulogne ! Et c'est finalement ça qui nous plaît ! En effet, des musiques pour les salons distingués, les reconstituteurs modernes en ont déjà un nombre appréciable, ceux de la famille Strauss en tête. Les quadrilles populaires, par contre, on en a beaucoup moins ! De plus, n'oublions pas que Musard a été le Napoléon du quadrille, le roi du carnaval de Paris, celui qui, n'ayons pas peur des mots, lui a donné son âge d'or ! Ce Drinn Drinn nous permet, en quelque sorte, de nous replonger par la pensée au milieu des débardeurs et autres badouillards et de nous imaginer en train de galoper autour de la salle de l'Opéra de Paris renversant tout sur notre passage. Et cette fois, on sait quand : en 1849, au son des chansons de l'époque !
Nous avons demandé à Julien Tiberghien et Marie-Emilie Cappel, les boss d'Affordanse, l'autorisation d'utiliser la belle salle des Augustins pendant leur bal des Jeux Olympiques pour tester la saint-simonienne à la mode Drinn Drinn. Merci aux membres d'Affordanse, du Ballet Impérial, de Danses & Cie et aux autres participants de nous avoir prêté leurs jambes et/ou leurs cordes vocales. La vidéo est ci-dessous.
Notez que nous avons répété le tour en galop 3 fois au lieu de 2 pour donner l'occasion aux danseurs de chanter les 3 couplets de la chanson.
vidéo improvisée : Ba Dang
Les paroles de la Saint-Simonienne sont celles de "Drinn Drinn" :
FINALE SAINT SIMONIENNE
Drinn Drinn Drinn, chanson de table
paroles : Léon Gozlan
musique : J. Nargeot
chantée par Mr. Lafont au Théâtre des Variétés dans "Le Lion Empaillé"
Un sous-lieutenant, accablé de besogne
Laissa sa femme un jour emboîter le pas
Elle partit seule pour le Bois de Boulogne
En emportant un dragon sous son bras
(refrain:)
Drinn, drinn, drinn, drinn, drinn... (un "drinn" sur chaque note)
D'une telle confiance le dragon
était digne
Pendant trois jours il fut très empressé
Y en a qui disent qu'ils pêchaient
à la ligne
Moi je soutiens qu'ils ont herborisé
refrain
Le sous-lieutenant, le désespoir dans
l'âme
Au Bois de Boulogne, accourut tout
inquiet
Mais l'malheureux, quand il'r'trouva sa
femme
Fut parfaitement convaincu qu'il était
refrain
Nous reproduisons ci-dessous les musiques et paroles des chansons qui ont inspiré Musard pour chacune des 4 premières figures du quadrille. Libre à vous de vous replonger dans les années 1847 à 1849 en chantant ces "bluettes" ou "chansons de table" pendant que vous dansez...
PANTALON
Le Lutin de la Prairie, bluette
paroles et musique : Prosper Guion
(refrain :)
Oh ! Dis-moi ma belle enfant
Lutin charmant de la prairie
N'es-tu pas mon blond génie ?
Oh ! Dis-moi ma belle enfant
Es-tu l'ange de mes rêves ?
Es-tu le démon des grèves ?
Une almée ou bien encor
Une fée aux ailes d'or (x 2)
refrain
Es-tu la douce espérance ?
Qui sourit à notre enfance ?
N'es-tu qu'un esprit malin ?
Sous les traits d'un chérubin ? (x 2)
refrain
Toi qui descends sur la terre
Es-tu l'âme de ma mère ?
Ou bien serais-tu la sœur
Que Dieu créa pour mon coeur ? (x 2)
refrain
ÉTÉ
Parlez bas, chansonnette
paroles : Hippolyte Guérin
musique : F. Masini
Oh les folles jeunes filles !
Qui s'en vont chaque soir
Conversant par les charmilles
De bonheur et d'espoir
Eh ! Mon Dieu !
L'avenir l'avenir disent-elles
N'est qu'un azur nouveau sur des roses nouvelles
(refrain:)
Parlez bas ! Parlez bas !
Enfans à l'œil doux et tendre
Parlez bas ! Parlez bas !
Le malheur pourrait vous entendre...
Il est là... sur nos pas...
Parlez bas ! Parlez bas !
I-il est là... su-ur nos pas...
Parlez bas !
Puis voilà leurs jolis rêves
Pour demain, pour plus tard
Sans limi-tes et sans trèves
Délirant au hasard
Advien-nent les plaisirs
Fleurs et gazes sont prêtes !..
Hélas ! de vos atours, de vos bals, de vos fêtes
refrain
Et le cœur aussi s'en mêle !
C'est nature, après tout
Chacune innocente et belle,
Dit son vœu, dit son goût....
A-ah ! d'une liberté toujours trop tôt ravie
Et d'amour et d'hymen
Charmant deuil de la vie
refrain
POULE
Sténio le Bohémien
paroles : Gustave Sauvey
musique : Prosper Guion
(refrain :)
Courir le monde en bohémien
Et vivre en roi sur la terre et sur l'onde
Courir le monde en bohémien
Est-il un sort plus heureux que le mien ?
Quand je chemine, chacun devine
Mon origine, à mon œil fier
Fils d'une race, pleine d'audace
Non rien ne lasse mon cœur de fer
refrain
Si je sommeille, sous quelque treille
Mon chien qui veille est mon gardien
Fille jolie, est ma folie
Et ma patrie où je suis bien
refrain
Humaine espèce, vas je te laisse !
Titres richesses, brillants trésors,
Destin suprême, moi le bohême,
Je chante et j'aime, je bois et dors
refrain
Exempt de chaînes, à moi les plaines,
L'eau des fontaines, l'oisiveté
Les monts sauvages, les frais rivages,
Les grands voyages, la liberté !
refrain
PASTOURELLE
Les Tableaux Vivants
paroles : E. Bourget
musique : V. Parizot
exécutée par Mr. Levassor au Théâtre de la Montansier
(refrain:)
Hâtez-vous, pressez-vous, placez-vous,
Voici les poses plastiques !
Antiques académiques
Oui vraiment c'est l'instant
Ils sont vraiment tournants, apparaissants,
Disparaissants, subitement, vlan !
Vous voyez la musique,
Turlu tu tu tu tu tu tu
Tournant avec ses attributs
Triomphe de la plastique
C'est vous nommer
Sans en dire plus
La pléiade des Vénus
Voyez comme elle est belle
La Vénus qui nous vient de Lemnos
Celle de Praxitèle
Dit Vénus de Paphos
refrain
Voyez venir la guerre,
Tara ta ta ta ta ta ta
Tournant avec ses escadrons
Plus prompte que le tonnerre
Elle renverse au son des clairons
Les braves et les poltrons
Le fameux Bucéphale
Monté par Alexandre le Grand
Hercule aux pieds d'Omphale
Ne disant mot et filant
refrain
Voyez les Corybantes
Tintin tin tin tin tin tin tin
Dansant au son du tambourin
Les joyeuses Bacchantes
A flots faisant couler le vin
S'échappant du raisin
La reine Cléopâtre
A l'œil perçant du basilic
Donnant sa clé au pâtre
Qui lui glisse un aspic
AU TOUR DE LA POLKA
Mais nous n'en avons pas encore terminé là. Car "Drinn Drinn" a aussi inspiré Adolphe Lecarpentier, professeur au conservatoire de musique de Paris et compositeur.
En 1850, il publie en effet un arrangement de la composition de Nargeot sous forme d'une polka, qu'il appelle sans surprise "Drinn Drinn Drinn".
Nous mettons ainsi à disposition dans YouTube sa composition originale pour piano. Comme on le constate, il introduit des variations sur les couplets et ajoute un pont de sa composition personnelle qui s'intègre parfaitement aux mélodies de Nargeot.
Cependant, nous avons poussé le bouchon un peu plus loin grâce à notre complice İlkay Bora Öder: nous lui avons demandé d'augmenter le nombre de répétitions pour coller au nombre de couplets de la chanson, nous lui avons demandé d'ajouter la mélodie exacte des couplets de Nargeot sur la variation de Lecarpentier, et surtout nous lui avons demandé de créer un arrangement pour orchestre ! Le résultat de ce travail est à trouver également sur YouTube. Le but étant naturellement que vous vous essayiez à danser la polka en chantant en même temps que vous dansez, une performance qui ne devrait pas passer inaperçue ! Il n'y a pas de honte à chanter à tue-tête l'histoire d'un cocu !
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