Pour aussi curieux que cela puisse paraître, les origines exactes et la date de l'apparition dans les salons du fameux "Quadrille des Lanciers" sont quelque peu imprécises et posent des problèmes à la sagacité des historiens de la Danse. Il semblerait pourtant qu'une manifestation chorégraphique aussi connue et qui a eu une vogue aussi grande pendant les dernières années du XIXe siècle et les premières années du XXe soit sans mystère : il n'en est rien pourtant.
Ce n'est pas nous qui le disons, mais Maurice Louis dans "Folklore, revue d'ethnographie méridionale" (tome XVI, 26e année, numéro 3), une parution de 1963.
Soixante ans plus tard, on peut l'affirmer : un mystère certain subsiste, car on n'est pas beaucoup plus avancés qu'en 1963 ! (Autant que nous sachions en tout cas !)
C'est pourquoi nous souhaitons ici lancer une série sur le quadrille des Lanciers. Non pas sur son origine irlandaise (nous l'avons déjà évoquée dans l'article ici), mais bien sur la façon dont les Lanciers ont envahi la France.
En effet, rappelons que les Lanciers est un quadrille qui semble né à Dublin en 1817 d'un maître de danse portant un nom à consonnance française, Duval. D'une manière inexpliquée, il traverse la Manche des décennies plus tard, et son succès est si grand qu'il devient un classique des bals français, à un point tel qu'on oublie souvent qu'il provient d'outre-Manche !
Comment un succès aussi colossal a-t-il été possible ? Quels sont les acteurs qui ont œuvré à l'avènement de ce quadrille incontournable ?
Nous avons cherché dans les archives. Nous ne prétendons pas que notre enquête historique sera aussi passionnante que celle, disons, sur l'identité de Jack l'Eventreur, mais l'importateur du quadrille des Lanciers n'en reste pas moins aussi inconnu !
Pour réaliser cette enquête, nous avons choisi de suivre les chemins de traverse. En effet, nous nous attarderons longuement sur les lieux et les acteurs qui ont joué un rôle dans la popularisation du quadrille, surtout quand ces lieux et personnes se sont perdus dans l'oubli alors que les journaux de l'époque témoignent bien de leur importance.
C'est particulièrement le cas pour ce 1e épisode qui nous permettra de mieux connaître un des protagonistes les plus cités : Laborde. C'est l'unique maître de danse dont parle Maurice Louis dans l'article que nous mentionnons plus haut. Ce n'est du reste qu'une des nombreuses fois où le nom de Laborde est avancé dans les archives comme étant la tête pensante derrière le quadrille des Lanciers.
Le lieu du crime ? Les bals d'été qu'il dirigeait au casino de Trouville en 1856. Entre autres publications, le "Musée des Familles" de cette année (le lien est ici) dit :
Pardon, mesdemoiselles, nous allions omettre un des faits capitaux de l'année bissextile; une révolution mémorable, une invention superlative : le nouveau quadrille menuet-cotillon des Illustres lanciers (the Illustrated lancier's) importé d'Angleterre, d'Amérique, de Pologne, des cinq parties du monde et de mille autres lieux, [...] inauguré aux bals du Casino de Trouville par le célèbre Laborde [...]
TROUVILLE
Comme d'autres villes balnéaires, en 1856 Trouville est un endroit de villégiature couru pour les mois d'été. Un grand nombre de personnes nobles, bourgeoises ou à responsabilités s'y retrouvent.
A l'époque, Deauville, la voisine, n'est encore qu'un village de pêcheurs. Il faudra encore des décennies pour que ce bourg se transforme en ville et que sa réputation fasse de l'ombre à son aînée, Trouville.
Pour accompagner l'afflux estival de bourgeois avides d'eau, de vent, de soleil et de casinos, des maîtres de danse se délocalisent pendant les mois d'été. Car les "vacances" seraient-elles les mêmes si on ne pouvait s'amuser et notamment... danser ?
Comme l'explique le "Courrier de Trouville" de 1856 par l'entremise de Léon Féret (le lien est ici) :
Le Casino est le rendez-vous de l'élite de la société qui fréquente les bains de Trouville. Tout y a été disposé pour la plus grande jouissance des baigneurs : journaux politiques, littéraires, artistiques, publications, billard, jeux de toute espèce, tout cela s'y trouve. On y est accueilli avec une grâce exquise et les artistes ont des entrées de faveur. La mer, qui bat au pied de la terrasse du Casino, y laisse pénétrer aussi son tribut de jouissances, ses douces brises et l'harmonie de ses vagues. Chaque soir, on y rencontre les plus jolies femmes et les plus élégantes toilettes. Le coup d'œil d'un bal, dans le grand salon, est éblouissant et superbe : combien de charmantes danseuses ont déjà moissonné de succès depuis l'ouverture du Casino ! Cette année, les amateurs de danse sont nombreux et intrépides ; on ferait volontiers des ovations à M. Laborde, à cause de son quadrille des Lanciers. Rien de plus beau, en effet, que ce quadrille ; c'est bien la plus gracieuse de toutes les danses de l'époque, et peut-être aussi la plus facile.
De quel casino parle-t-on au fait ?
Les dates sont sans appel. En 1856, le casino actuel n'existe pas encore. Celui où on se presse pour danser est selon toute vraisemblance le Casino-Salon car c'est le seul déjà construit (cf revue "Athéna sur la Touques" dont on peut demander les numéros ici).
On en voit une photo tardive ci-dessous. Pas sûr qu'il ait été exactement identique au débarquement du quadrille des Lanciers en 1856. Il sera détruit en 1927.
LABORDE
Le maître de danse qui officie à Trouville en été est le parisien Laborde. C'est loin d'être un inconnu, même si ce n'est pas le plus célèbre des maîtres de danse du XIXe siècle.
Qui est-il exactement ?
En guise d'introduction à son identification, nous cédons la parole à Gaston Jolivet (1842-1927) qui s'exprime comme suit dans ses "Souvenirs de la vie de plaisir sous le Second Empire" tel que publié en 1927 (à lire ici dans gallica) :
« Un jeune homme doit savoir danser », disait avec raison ma mère avant de m'envoyer chez Laborde, maître de danse alors célèbre, rue de la Victoire [à Paris]. Laborde avait des matinées et des soirées. L'austérité des matinées où ne s'enseignait que de la chorégraphie décente, polka, valse à deux temps, alors à la mode, mazurka et bien entendu quadrille, était corrigée par les soirées du mercredi et surtout du dimanche tout à fait Ohé ! Ohé ! où le cancan échevelé remplaçait tapageusement les « lanciers » de l'après-midi.
La chose la plus évidente à dire, c'est qu'il est très souvent cité par les journaux comme étant un rival (sinon LE rival principal) de Cellarius. Cette opposition semble être un fait connu de tous, qui vient automatiquement à l'esprit, comme on oppose de nos jours, par exemple, l'Olympique de Marseille et le Paris Saint-Germain.
Au jeu de la postérité, Laborde sera cependant vaincu par Cellarius, ce dernier ayant écrit un traité de danse qu'on peut toujours lire de nos jours. Laborde nous a laissé peu de traces écrites : une publication sur le cotillon (dont nous reproduisons une gravure plus bas), une autre sur la mazurka (elles peuvent être consultées respectivement ici et ici, dans gallica et sur le site de Richard Powers) et éventuellement quelques explications de figures dans des publications de quadrilles.
Que pouvons nous dire d'autre sur le mystérieux Laborde ? A l'heure où nous avons commencé à étudier son cas, on ne pouvait pas en dire grand chose. Son prénom même nous était inconnu, car même à 'époque, il est soigneusement omis, comme s'il était secret.
Certains de nos contemporains, se basant sur une source inconnue, utilisent le prénom d'Eugène. C'est en fait inexact.
Voici donc un portrait de la famille de maîtres de danse Laborde, certes un peu administratif puisque nous l'avons reconstitué grâce à des actes de ce type.
Le Laborde propagateur des Lanciers au casino de Trouville est le fils d'un autre Laborde, lui aussi maître de danse : Jean Laborde.
Jean Laborde est né à Auch, dans le Gers. Le lien avec l'aventurier Laborde, natif du même village, et qui deviendra une figure historique de Madagascar n'est pas connu.
Jean Laborde est pensionné de l'armée. Son cours de danse se trouve pendant un temps dans une petite artère à la largeur toute médiévale de l'Ile de la Cité : 33, Rue des Deux Colombes (maintenant Rue de la Colombe)
Plus tard, il donne cours au 13, rue de l'Ancienne-Comédie (qui était précédemment appelée Rue Fossés-St-Germain-des-Prés), une adresse qui n'est pas sans avoir une certaine résonance : des intellectuels français d'une célébrité historique s'y réunissent depuis le XVIIe siècle. On y croisa Voltaire, Diderot et d'Alembert avant que les Révolutionnaires en fassent un de leurs repères. Dans les années 1830, c'est au tour de Musset, George Sand ou du mélomane Théophile Gauthier, ainsi que d'une ribambelle de comédiens. En effet, au 13, rue de l'Ancienne-Comédie se dresse le "Café Procope" (le lien wikipedia est ici).
Jean Laborde ou son fils donnai(en)t-il(s) cours dans une arrière-salle du café ou à un étage quelconque de l'immeuble ? Probablement pas directement au Café sinon il aurait été bête de ne pas le mentionner dans les répertoires de commerce de Paris.
Quoi qu'il en soit, la proximité des intellectuels et artistes se réunissant au Procope aurait-elle pu donner un coup de pouce à la carrière des Laborde ? Mystère !
Ce qui est sûr, c'est qu'après le décès de Jean Laborde en 1842, son fils perpétue la tradition familiale de la danse. C'est à partir de ce moment que Laborde fils se fait un nom (j'ai bien dit un "nom" puisqu'il ne veut visiblement pas qu'on connaisse son prénom) et commence à être cité dans les pages de journaux. En 1844, il est l'un des maîtres de danse cité comme partie prenante à la polka mania.
Laborde fils s'appelle BERNARD Laborde.
Il investit une salle d'envergure, au 30, rue de la Victoire. Une gravure du salon des cours Laborde est montrée ci-dessus ainsi que le possible portail d'entrée ci-contre. On constatera que le cadre de danse a l'air grandiose !
Ce luxe peut-il avoir contribué à son aura de maître de danse auprès de la bonne société parisienne ? Sa proximité avec elle est-elle à l'origine de sa notoriété de diffuseur du quadrille des lanciers ?
Bien que connu et reconnu à Paris, c'est un autre coin de France qui semble néanmoins avoir remporté la préférence des Laborde : Meung-sur-Loire, où ils possèdent une demeure familiale, dans le quartier des Marais. C'est d'ailleurs là que Bernard Laborde décèdera en 1873.
En 1842, Jean Laborde (le père de Bernard) décède déjà non loin de là, à Orléans, où Bernard dispensera vraisemblablement aussi des cours de danse, à la salle de l'Institut.
Pour les personnes intéressées, quelques pièces administratives que nous avons utilisées pour tracer ce parcours sont montrées en bas de l'article.
Grâce à elles, nous avons ainsi un peu mieux cerné l'un des suspects les plus cités pour avoir importé le quadrille des lanciers en France : Bernard Laborde.
Celui-ci reviendra dans les épisodes suivants. En effet, des dizaines de maîtres de danse, chefs d'orchestre, arrangeurs et "influenceurs/-euses" ont entretenu la vague des Lanciers, avec autant de versions du quadrille publiées. Parmi ceux-ci, nous retenons pour l'instant 4 suspects principaux : 1 femme et 3 hommes, dont Bernard Laborde.
Dans un épisode futur, nous replacerons les actions de ces personnes dans le temps pour savoir "qui a été le précurseur" de cette vogue qui a envahi la France. Nous reparlerons forcément alors du maître de danse qui nous a occupé aujourd'hui.
Nous terminons avec (encore !) la transcription d'un document d'époque. En effet, aux esprits qui s'accrocheraient au prénom d'Eugène pour le maître de danse Laborde, nous renvoyons un extrait de "Causes célèbres de tous les peuples, volume 3" de Armand Fouquier, ouvrage de 1858 (lisible ici sur google books) qui détaille par le menu un certain nombre d'affaires criminelles qui ont défrayé la chronique. Parmi celles-ci, l'affaire Célestine Doudet, institutrice privée soupçonnée de sévices exercés sur des enfants confiés à sa garde. Dans le cadre de l'enquête, le maître de danse témoigne :
Un sieur Bernard Laborde, maître de danse, entendu le 24 octobre disait : A la fin de 1852, Melle Doudet a amené à mon cours de danse les cinq sœurs anglaises placées chez elle par le sieur Marsden, leur père. J'ai donné des leçons à ces jeunes personnes pendant trois mois. Pendant ce laps de temps, j'ai été à même de remarquer que Melle Doudet paraissait aimer tendrement ses élèves, qui, de leur côté, avaient pour elle beaucoup d'affection.
Nous ne donnerons pas de détail sur l'affaire, dans laquelle Bernard Laborde n'intervient pas plus. L'extrait est le seul que nous ayons trouvé où le prénom de Laborde est cité qui ne soit pas purement issu d'un vieux registre administratif. Surtout, notons qu'il est remarquable que la parole même de Laborde sorte ainsi de l'ombre, comme un fantôme qui vient nous visiter avant de retourner dans l'oubli.
Rassurez-vous Bernard. Nous n'en avons pas fini avec vous. D'une manière ou d'une autre, nous essaierons encore de vous redonner vie dans un prochain épisode. En espérant que la prochaine fois ce seront vos instructions pour bien danser les Lanciers que vous nous communiquerez d'outre-tombe...
PIECES D'ARCHIVES ADMINISTRATIVES RELATIVES AUX LABORDE
Pour étayer le portrait des Laborde, nous reproduisons ci-dessous quelques actes administratifs qui nous ont permis d'établir le parcours de la famille que nous avons résumé ci-dessus.
Il est fort probable que cela n'intéresse que fort peu tout qui n'est pas passionné par la généalogie, c'est pourquoi nous les reproduisons, comme qui dirait, à titre d'information.
Décès du maître de danse Jean Laborde au 4 rue royale à Orléans en 1842 :
Extrait de l'inventaire après décès de Jean Laborde, en 1842, en présence de son fils Bernard Hippolyte Auguste, demeurant au 13, Rue de l'Ancienne Comédie.
Extrait d'un registre du service fiscal des hypothèques de Paris qui confirme les transferts de propriété de Bernard Hyppolite (sic) Auguste Laborde sur le 30, Rue de la Victoire :
Décès de Bernard Hippolyte Auguste Laborde dans la maison familiale à Meung-sur-Loire en 1873 :
REMERCIEMENTS
Merci à Fabienne Mélard du groupe Facebook "Généalogie Paris & ancienne Seine" pour m'avoir orienté vers les magnifiques photographies de Charles Marville et m'avoir fait découvrir la légende de la rue des deux colombes.
Merci Christian Declerck, spécialiste des musiciens de Dunkerque et Boulogne-sur-Mer, pour m'avoir encouragé à me lancer dans les registres parisiens à la recherche des Laborde. Merci également pour les références trouvées dans les journaux du Loiret.
Merci à l'association "Meung Autrefois" pour avoir fait des recherches dans les documents en leur possession pour tenter de retrouver la maison des Laborde dans le quartier des Marais.
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