Cet article est le 2e épisode de notre minisérie sur Philippe Musard, le compositeur et chef d'orchestre de bals qui a été le plus célèbre dans le Paris du XIXe siècle.
Dans notre 1e article (qui est ici), nous citions déjà "Le Ménéstrel" du 15 février 1835 qui disait :
« Il n'est pas un coin de Paris, pas un coin de la France, pas un coin de l'Europe, il n'est ni salon, ni chaumière, ni palais, ni mansarde, où le nom de Musard n'ait été lu ou prononcé, où ses quadrilles n'aient été joués ou dansés, fredonnés ou sifflés. »
Nous avons commencé à nous convaincre de l'efficacité des compositions de Musard avec notre reconstitution du quadrille "Les Etudians de Paris" (1844) et continuerons à le faire ici avec un "nouveau" quadrille : il est évident que Musard avait le génie mélodique nécessaire à faire entrer ses musiques dans la tête de l'auditeur ! Près de 200 ans plus tard, nous nous y sommes aussi fait piéger !
Néanmoins, Musard a rapidement jugé que ce don n'était pas suffisant. Et aux mélodies, il ajouta les orchestrations les plus extravagantes...
Nous avons déjà évoqué dans le 1e épisode que Musard fit entrer l'orgue dans le chœur de ses instruments d'orchestre. En témoigne cette annonce parue dans le journal "Vert-vert" du 15 octobre 1834 :
Néanmoins, il ne s'arrêta pas là : il ajouta les "instruments" les plus improbables à ses concerts...
LA CHAISE BRISEE
En témoigne son quadrille mythique "de la chaise brisée" (qu'on dira aussi de la "chaise cassée"). Pourquoi ce nom ? Parce ce que Musard s'ingéniait à rythmer la contredanse en y cassant des chaises (!), ce qui ne manqua de déclencher l'enthousiasme des danseurs médusés. Le nombre de témoignages parlant de ce quadrille est assez exceptionnel. Tous font état de l'enthousiasme que cette invention créa chez les danseurs, même si tous les témoignages ne concordent pas sur la manière dont Musard "cassait les chaises" ! Il faut dire qu'il a eu le temps de changer de technique au fil des années...
Philibert Audebrand en dit ceci dans son livre de 1885 "Petits mémoires d'une stalle d'orchestre" (le lien vers ce document dans Gallica est ici) :
"Pour s'attacher ses partisans, [Musard] avait imaginé une symphonie surhumaine, quelque chose d'indescriptible et d'inanalysable, où, à certain moment (sic), il se redressait, laissait tomber à ses pieds le bâton du commandement, à peu près comme Condé à Lérida, et cassait la chaise sur laquelle il avait été assis. Vous ne sauriez croire le succès qu'a obtenu pendant dix-huit mois cette chaise cassée. Les bourgeois rangés, et c'était leur âge d'or, étaient abasourdis d'un tel excès de dépense et de lyrisme: les jeunes étaient émerveillés
Un fils du roi, le duc de Montpensier, ayant gagné un jour une sortie par suite d'une bonne place en thème, demandait comme une faveur d'être envoyé à la chaise cassée du grand Musard."
Il est bien sûr téméraire d'assurer sur base d'une seule source, et ce près de 200 ans après les faits, que le fils cadet de Louis-Philippe demandait comme une faveur de rejoindre Musard pour le climax de la chaise cassée. Néanmoins, nous ne résistons pas à l'envie de reproduire ci-contre le portrait du prince : on apprécie d'autant plus les têtes royales qu'elles se laissent aller aux amusements populaires...
Sur la façon dont Musard détruisait les chaises :
La "Revue de Paris" du 1er mars 1835 (à voir dans Gallica ici) dit :
"Il y a surtout au bal Muzard (sic) une contredanse dont raffolent les habitués et qui vaut à elle seule tout l'argent du prix d'entrée : c'est la contredanse dite des CHAISES CASSÉES.
Pendant un certain crescendo, six musiciens se dressent, tenant des chaises levées en l'air ; au moment du fortissimo, les six chaises retombent en mesure et se brisent avec un fracas rythmique, dont l'effet provoque des bravos et des houras ; et Muzard, l'oeil calme, l'habit boutonné, contemple son ouvrage.
Le journal "Vert-vert" du 28 août 1835 (à voir dans Retronews ici) dit :
"[...] le timballier qui frappe son instrument avec une main si sûre et un air si grave, brise des chaises"
Le 27 avril 1939, soit plus d'un siècle après son invention (!), le journal "Paris-midi" (à voir dans Gallica ici) dit ceci, ne disant cependant pas d'où il tient l'information :
"Un autre admirateur et contemporain de Musard cite le plus fameux quadrille exécuté au « Concerts Musard », il s'agit du quadrille de la chaise brisée.
A chaque mesure, Musard faisait sauter d'un coup de baguette un des barreaux de la chaise et ainsi, à la fin de la première figure, il ne restait plus de la chaise qu'un petit tas de bois qui gisait lamentablement sur le plancher."
Fort d'un prestige si grand, ne pouvions-nous donc reconstituer ici ce quadrille pour rendre compte de l'impact qu'il a pu avoir sur les foules ?
En fait, NON, parce que nous n'avons pas trouvé avec certitude quel pouvait être ce quadrille !
En effet, parmi toutes les partitions de quadrilles de Musard sur lesquelles nous avons pu mettre la main, AUCUNE ne concerne un "quadrille de la chaise brisée" ou "de la chaise cassée".
Nous pensons que cette habitude de casser des chaises est apparue sur un quadrille qui portait un nom d'origine précis (et différent). Nous pourrions donc avoir vu les partitions de ce quadrille de la chaise brisée sans comprendre qu'il s'agissait de lui.
Ou alors Musard n'a jamais fait publier de partition pour ce quadrille dont il voulait conserver le secret précieusement.
Ou alors les partitions ont été perdues.
LE DANOIS
De notre côté, le candidat le plus sérieux que nous ayons trouvé pour être ce "quadrille des chaises cassées" est le quadrille "Le Danois", datant de 1834. Mais nous ne sommes sûrs de rien !
Le "Charivari" du 15 août 1835 (à voir dans Retronews ici) dit :
" [...] la chaise à briser ; instrument de l'invention de cet illustre compositeur [Philippe Musard], dont on joue délicatement à grands coups sur les parquets de la salle, et au moyen duquel, dans le quadrille danois, par exemple, il exécute déjà les plus agréables solos."
Et surtout, le feuilleton du journal "La Presse" du 13 avril 1854 nous apprend que (à voir dans Gallica ici) :
Voyons, monsieur, que regrettez-vous? Le quadrille danois; vous êtes trop jeune, madame, vous n'avez pas entendu ce quadrille. C'est le chef-d'œuvre de Musard, l'inventeur de la contredanse. Un quadrille merveilleux, qui vous piquait aux pieds comme' une tarentule (sic).
[...] Quand les premières notes du quadrille danois éclataient dans le cornet à piston de Dufresne, c'était un délire général, une vraie bacchanale; les têtes n'étaient plus maîtresses des pieds; on dansait partout, et ceux qui étaient assis étaient obligés de se lever; on prenait leurs chaises, et on les brisait en mesure sur un air noté, il ne restait plus une chaise debout dans le jardin. C'était superbe !
Qu'il soit ou non le quadrille que nous cherchons, il est évident que ce quadrille danois a AUSSI eu beaucoup de succès. Et pour cause : non content de casser des chaises, Musard eut vraisemblablement l'idée d'y faire donner des coups de pistolet !
Philibert Audebrand en dit ceci dans l'ouvrage cité plus haut :
"Mais Paris est un pays où tout passe avec la rapidité de l'éclair. Ce truc [de la chaise cassée] vieillit. Il fallut en créer un autre ; c'est alors que Musard fit sortir de sa tête féconde le galop du Danois.
Combien sont-ils, à cette heure, ceux qui se rappellent le Danois ? - Encore une musique d'enfer, échevelée, emportée, furieuse, ce Danois ; mais ce n'était rien encore que ses andantes et ses tempêtes de cuivre.
Tout à coup, à la minute où les ophycléïdes et le tam-tam se mêlaient comme s'unissent le tonnerre et la grêle en plein orage, notre incomparable Musard mettait les pieds sur son estrade et il tirait un coup de pistolet. C'était comme un souvenir de ce bal masqué où Gustave III fut tué par Ankarstrœm. En bonne justice, la chose aurait donc dû s'appeler le Suédois. Que voulez-vous ? il y avait déjà de la politique là-dedans, car où n'en met-on pas ? M. Gisquet, le préfet de police, intervint. Il ne voulait pas que l'idée du régicide se logeât ainsi dans le programme d'un concert, hanté par tout ce qu'il y avait de jeune et d'élégant. Par le fait d'une atténuation consentie, le morceau fut intitulé le Danois. Presque tous les bals masqués d'alors finissaient par ce coup de pistolet dramatique."
Philibert Audebrand n'est pas avare en explications !
Nous voilà donc dans l'obligation de reproduire ci-contre le portrait d'une autre figure royale : le roi de Suède Gustav III, qui fut assassiné le 29 mars 1792 lors d'un bal masqué.
Fut-il réellement l'inspiration du "quadrille au coup de pistolet" de Musard ?
Cela sort du périmètre de cet article, mais nous avons fait une ébauche d'enquête qui nous amènerait effectivement à voir un rapprochement entre le quadrille "Le Danois" et Gustav III. En effet, le "quadrille de Gustave", composé par Musard, a bel et bien existé, mais, dans les programmes des bals champêtres, il semble disparaître dans le courant de l'année 1834 alors que "Le Danois" apparaît. L'opéra d'Auber "Gustave III", qui parle de l'assassinat du souverain, a été monté en février 1833. Il est à ce moment clair que cet opéra inspire les chefs d'orchestre des concerts champêtres parce qu'ils en jouent régulièrement l'entrée.
Mais quittons aussi "le Danois", quadrille "au coup de pistolet". La surenchère des détonations ne s'arrêtera en effet pas là. Henry de Pène raconte ce qui suit en 1867 lorsqu'il compare les mornes bals d'Isaac Strauss aux bals "d'autrefois" dans "Le sommeil de Paris", récit extrait de "Paris Guide, par les principaux écrivains et artistes de la France - Deuxième partie : la vie" (le lien vers ce document dans google books est ici) :
"Cependant, ils étaient bien passés les grands jours, que je n'ai pas vu, de Musard porté en triomphe par les titis frénétiques, du galop infernal, du quadrille de la Chaise cassée, que remplaça plus tard un coup de pistolet, qui lui même eut pour successeur la décharge d'un petit mortier ! Ce n'était plus seulement de l'excitation à grand orchestre ; l'artillerie s'en mêlait et devenait un instrument aux ordres de ces mêlées dansantes ; l'ivresse de la poudre se combinait avec les autres ivresses. Ceux qui n'ont pas vu ces choses n'ont rien vu, paraît-il."
Il faut noter qu'en citant les chaises brisées, les coups de pistolet et les tirs de mortier, nous ne parcourons sans doute qu'une petite partie de la palette des bruitages possibles aux concerts Musard. La "Revue de Paris" du 1er mars 1835, déjà citée plus haut, dit en effet :
Dans l'orchestre Muzard (sic), on remarque un homme qu'on pourrait appeler l'artiste du bruit; ses mains sont toujours armées ou d'un fouet de poste qu'il fait claquer, ou d'un marteau dont il frappe une planche sonore, ou d'une cloche qui retentit comme un tocsin. C'est un beau tapage, auquel viennent se mêler ces clameurs perçantes, ces faucets avinés des grandes orgies.
Le bal Muzard fait fortune. Dimanche dernier, des étudians y entrèrent, formant une bande nombreuse. Chacun d'eux était coiffé d'un bonnet de coton pyramidal, décoré de cet écriteau : J'écris dans LE CONSTITUTIONNEL. Cet événement a fait si grande sensation que pour le célébrer on a demandé sur-le-champ la contredanse des CHAISES CASSÉES , et Muzard a bien voulu condescendre à ce désir; et si Muzard avait refusé, personne n'eût poussé un murmure. C'est que Muzard est maître chez lui.
Napoléon Musard, antécédanses te salue !
LA RECONSTITUTION
Pour clore cet article, nous nous sommes associés à Ilkay Bora (son site web est ici) pour reconstituer "Le Danois", quadrille "au coup de pistolet".
Nous n'avons pas trouvé de partitions pour orchestre publiées, MAIS le fonds du théâtre barcelonais "Gran Teatre del Liceu" contient des partitions manuscrites du quadrille destinées à un orchestre, alors même que cet établissement n'existait pas encore en 1834 ! Néanmoins, nous avons bien pu vérifier qu'il s'agit du bon quadrille en le comparant avec une partition imprimée pour piano qui nous a été fournie par le conservatoire de Genève. La présence de ces partitions dans le fonds du théâtre catalan reste un mystère (au même titre que le mystère de la chaise brisée), mais un mystère qui nous agrée !
Il est évidemment impossible de savoir comment il pouvait être joué exactement par l'orchestre des concerts Musard. Philibert Audebrand fait état d'un "tonnerre d'ophycléides", mais l'orchestration du Gran Teatre del Liceu ne contient pas de partie pour ophycléide (ndr : qui est, grosso modo, l'ancêtre du basson) ! On n'y trouve pas non plus de partition pour orgue, qui fut un instrument emblématique des concerts Musard ! Nous dirons donc, pour le moins, que nous nous plaçons dans les pas des musiciens catalans quand ils ont joué à leur tour ce quadrille, ce qui n'est déjà pas mal !
Vu qu'il a notamment fait un tabac au carnaval, nous avons choisi de jouer les différentes parties du quadrille aussi vite que possible, dans les limites de ce qui est réalisable pour un danseur. Néanmoins, d'un commun accord avec Ilkay Bora nous avons choisi de toujours conserver la musicalité des figures sans la noyer sous un déluge d'effets et de percussions et en évitant de jouer trop vite quand cela était néfaste à la beauté de la composition. Ainsi, si la poule pouvait mécaniquement être jouée plus rapidement, nous avons limité nos ambitions de vitesse pour en conserver la majesté.
Le quadrille datant de 1834 et la figure de la saint-simonienne de 1833 (voir notre article à ce sujet ici), nous avons pris le parti de traiter la finale comme si elle était dansée en saint-simonienne. Pour ce faire, nous avons d'initiative ajouté une introduction en roulement de tambours à la figure, qui n'aurait pas eu d'introduction du tout si on suit les partitions.
Finalement, comme l'Histoire nous dit que ce quadrille a été agrémenté de coups de pistolet (ce qui est attesté par la partition catalane qui mentionne un "fina de pistola", comme reproduit ci-dessous), nous avons créé 2 versions du quadrille. L'une "sage", la seconde "détonante" où nous avons poussé plus loin les curseurs de volume, de percussions et de répétitions, et sur laquelle nous avons ajouté des coups de pistolet et des coups de canon ! Merci à Ilkay d'avoir si efficacement ajouté ces bruitages !
Vous trouverez la version sage ici :
Et la version détonante ci-dessous. Pour ne pas gâcher notre plaisir, dans celle-ci l'été comprend 4 répétitions des traversées par couple au lieu de 2, et la saint-simonienne en compte... 7 au lieu de 2 ! Au sujet du galop final, nous avons voulu utiliser les qualités de la mélodie, à savoir son caractère hypnotique (à notre avis en tout cas) quand elle est répétée à l'envi. Nous avons choisi cette option plutôt que d'en accélérer graduellement le tempo.
Le quadrille a été optimisé pour être dansé à la manière la plus souvent rencontrée chez les reconstituteurs modernes en pays francophones, c'est-à-dire en colonne avec 2 couples se faisant face (autrement dit pour des quadrettes de 4 danseurs alignées en colonne.)
Nous joignons ici la transcription des partitions manuscrites que nous avons faite à quatre mains avec Ilkay Bora. Libre à quiconque de s'essayer à une nouvelle orchestration !
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